Paul Thomas Anderson est à l’image de sa terre natale : un ego surdimensionné alimenté par une imagination sans borne. Un génie aux failles narcissiques évidentes et dont les films sont autant de démonstrations de la dualité qui caractérise les Etats-Unis d’Amérique.
Il est né le 26 juin 1970 à Studio City dans la vallée de San Fernando en Californie. Siège des seigneurs les plus puissants de l’industrie du cinéma (Walt Disney Pictures, Warner Bros, Universal studios) et de l’industrie pornographique, San Fernando est donc le berceau de l’un des cinéastes contemporains les plus fulgurants.
Fils d’un comédien hollywoodien, Anderson appartient à la nouvelle génération de réalisateurs des années 1990 (au même titre que Quentin Tarantino, Steven Soderbergh ou David Fincher), celle d’une Amérique au faîte de sa gloire sur le point d’être déchue, d’une génération post-sixties et flower power. Une génération hypercinéphile et autodidacte dont les références visuelles se retrouvent aussi bien dans le Nouvel Hollywood que dans les clips musicaux hallucinés modernes. Anderson a ainsi claqué la porte de la prestigieuse New York University School pour se rendre directement sur le terrain et commencer à filmer ses propres créations.

En 1996 sort Hard Eight, premier long-métrage du Californien et adaptation de son court-métrage Cigarettes and Coffee. Nommé dans la catégorie Un certain regard à Cannes, le film pose les bases de ce qui fera le cinéma d’Anderson : une réalisation inspirée des maîtres Kubrick ou Scorsese avec des travellings et des zooms lents et stylisés au service d’une narration éclatée. Surtout, Paul Thomas Anderson y ancre son thème de prédilection : la solitude de l’individu face au système.
La filmographie d’Anderson, riche de huit longs-métrages (en attendant la sortie de Soggy Bottom en 2022), est une mosaïque. Anderson touche à tous les genres, du polar (Hard Eight, Inherent Vice) à la comédie romantique (Punch Drunk Love) en passant par le drame historique (There will be blood, The Master). Cette diversité, Anderson la relie notamment à l’une de ses principales influences, Jonathan Demme (Caged Heat, The Silence of the Lambs, Philadelphia), dont il décrit la filmographie comme « sauvagement différente ». Cette mosaïque c’est celle des Etats-Unis. L’impossibilité de réduire son cinéma à un genre précis est représentée par la multitude d’individus qui composent son univers.

Les galeries de personnages de Paul Thomas Anderson sont autant de facettes d’une Amérique schizophrène, tiraillée entre son génie et son immondice. Les héros d’Anderson sont brillants (There will be blood, Phantom Thread) ou paumés (Punch Drunk Love, The Master), toujours au crépuscule d’une époque (Boogie Nights, There will be blood) dont ils auront été des acteurs majeurs. Ils sont des figures resplendissantes, écrasantes d’éclat et de supériorité au milieu de la masse. Ils sont l’incarnation de l’Amérique paranoïaque des années Nixon et post 11 septembre, de sa géniale décadence dont ils refusent d’admettre l’inexorable fatalité. Ils sont la lie de la société, les rebuts du monde moderne.
Le personnage d’Anderson étouffe souvent dans un destin prédéfini. La pluie de grenouilles dans Magnolia, épisode inspiré des plaies d’Egypte, pouvant suggérer une intervention divine. Surtout, tous ces protagonistes se sentent seuls.

Fresques, films chorales, les œuvres d’Anderson sont la métaphore filée d’un double mouvement : celui de l’intime vers l’altérité hostile et celui du monde vers l’individu. À l’image de leur créateur autour duquel gravitent des nuées d’acteurs de talent (Daniel Day-Lewis, Tom Cruise, Philip Seymour Hoffman, Burt Reynolds, Julianne Moore, Joaquin Phoenix etc. ), les différents protagonistes d’Anderson voient défiler des dizaines de visages. L’inconnu les renvoie à leur propre différence et ils souffrent de l’exclusion.
Dans Magnolia (1999), qui est probablement le chef-d’œuvre d’Anderson, les héros cherchent désespérément à échapper à l’autre, au système. Ils fuient une réalité implacable. Le personnage interprété par Tom Cruise, qui livre une performance d’une férocité sublime, est incapable de renouer avec son père mourant.
La famille, icône traditionnelle par excellence de l’American way of life, est un piège grossier, source de souffrances sourdes. Les refuges sont ainsi souvent des écueils (la drogue, l’argent, le pouvoir, les sectes, la pornographie).

Les protagonistes andersoniens finissent alors par vomir une colère intérieure. Le réalisateur californien a pour habitude de relire Moby Dick avant chacun de ses projets, roman dont le héros est l’allégorie d’une vengeance irrassasiée. Le personnage incarné par l’immense Daniel Day-Lewis dans There will be blood finit par imploser, s’abandonnant à une hubris sanglante et animale qui rappelle les pires moments de l’Histoire américaine. La densité brûlante d’émotions dévastatrices semble rappeler celle qui ronge les Etats-Unis modernes.
Toutefois la dualité américaine s’intègre dans les différentes forment d’échappatoires. Dans Punch Drunk Love, Magnolia ou Inherent Vice, la solution est l’amour. Dans The Master, le héros finit par abandonner son gourou. L’optimisme américain, absolu, se retrouve confronter au pessimisme sadique qui caractérise une partie des films de Paul Thomas Anderson.
L’œuvre d’Anderson est donc une fresque titanesque, d’une beauté irréelle et d’une complexité nécessaire. Une fresque flamboyante, mortelle, violente, hallucinée, angoissée, malade, brillante, déchirée, décomposée, croyante, avide, arrogante, fascinante et isolée comme l’Oncle Sam.
Timothée Wallut
Hard Eight est disponible sur CanalVOD
Punch drunk love est disponible sur LaCinetek
There will be blood est disponible sur CanalVOD
The Master est disponible sur Universciné
Inherent Vice est disponible sur CanalVOD
Phantom Thread est disponbile sur Netflix