Le cinéma, outil du soft power étatique

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Si l’on suit les références de la série Dawson’s Creek[1] ou plutôt celles de son créateur Kevin Williamson, le cinéma a cette ambition de façonner les esprits à l’échelle locale et internationale. Il serait cependant trop réducteur de cantonner ces œuvres à cette simple fonction. Le cinéma dépasse ce rôle et plus subtilement semble être un outil de soft power étatique, diffuseur de mode de vie, de références, d’une culture. 

Joseph Nye[2] forge la notion de soft power dans les années 1990. Elle se définit par « la capacité d’un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur par un ensemble de moyens autres que coercitifs. »  [3]  

Le soft-power est un concept maitrisé très tôt par Hollywood. Cela explique l’importance de l’American Way of Life dans nos quotidiens (§1). Cependant, à l’ère du triomphe d’un monde multipolaire, l’hégémonie étasunienne au cinéma est à nuancer (§2).

§1 – La prépondérance d’Hollywood et de l’American Way of Life

C’est à elle seule que cette industrie pèse plus de 96,8 milliards de dollars, dont plus de 40 milliards pour les salles de cinéma, selon les résultats de l’association des studios américains pour 2018. Ces derniers regroupent six grands studios Hollywoodiens ainsi que Netflix. [4]

Hollywood c’est l’exportation du modèle américain et de ses représentations du monde. Au cinéma, on y voit la justification de certaines des interventions armées des Etats-Unis (dans Rambo 2 ou American Sniper par exemple). C’est aussi l’illustration des relations que le pays tisse avec le reste du monde (James Bond, Spectre 2016). [5]

Les Etats-Unis tiennent à l’image qu’ils véhiculent sur la scène internationale : sont ainsi produites des sagas comme Rocky & Creed qui retracent l’histoire de l’Amérique à travers la vie de ses boxeurs.[6] Cette saga, c’est le rêve américain entretenu par ses personnages, ce sont les représentations de l’ennemi connu sous la Guerre froide[7]  mais c’est aussi plus tard la critique d’un pays devenu individualiste et superficiel, omnibulé par son image, vivant uniquement à travers les réseaux sociaux[8].

Les Etats-Unis c’est aussi la censure, parce que pour véhiculer l’American Way of Life et l’American Dream si bien définis dans la saga Rocky, il y a une mainmise forte de l’Etat sur les productions. La censure est rare mais impardonnable pour les œuvres qui osent défier les positions de l’Etat. [9] Les films qui déplaisent disparaissent simplement. C’est le cas notamment du film de Brian de Palma, Redacted, sorti en 2007 et qualifié de propagande anti-américaine.[10]

Il y a ensuite, Friends, Gossip Girl, How I met Your Mother, Big Bang Theory, Malcom et la liste est encore longue. Si l’on s’attardait uniquement sur les séries des années 1990-2000, il serait possible de mentionner de multiples séries américaines ayant façonné le style, le langage et la perception du monde de plusieurs générations. Sans oublier les phénomènes Footloose, Grease, ou encore Dirty Dancing, instigateurs du style des jeunes d’une époque, dictateurs de l’aspiration à une Happy Ending pour les plus rêveurs d’entre eux. Tant d’œuvres, de plus ou moins bonne qualité, toutes synonymes d’une chose: l’ampleur du soft-power étasunien.

Les États-Unis, « gendarmes du monde »[11]  à la place essentielle dans la conduite des relations internationales ne sont pas pour autant tout puissants, sans concurrence et sans défis. Le même constat s’applique à leur cinéma. En effet, la place centrale qu’occupe Hollywood se voit parfois nuancée. Des partenariats surprenants voient alors le jour comme celui des Studios Spielberg et Alibaba.  Dans la même lignée, certains films sont censurés ou transformés pour pouvoir pénétrer sur certains marchés. Skyfall ou Mission Impossible III ont connu ce sort pour leur adaptation en Chine.[12]  Alors que Francis Fukuyama[13] avançait un triomphe de la mondialisation et du modèle américain, aujourd’hui s’établit un monde multipolaire, aux diverses influences. 

§2 – Un monde multipolaire, une organisation se retrouvant dans les productions cinématographiques

Chaque pays semble alors avoir sa vision du cinéma. Les Etats-Unis ont leur cinéma puissant diffuseur d’un modèle. Les Français sont les artistes du 7e art et se positionnent à la deuxième place derrière les Américains.[14] Quant aux Indiens ce sont les géants de l’industrie à l’exportation effective limitée. Ces trois pays donnent l’exemple d’un engagement, propre à leurs traditions nationales et dont le rayonnement par leurs productions cinématographiques induit des retombées politiques remarquables. [15] Manque néanmoins à la liste le cinéma italien, aujourd’hui « à l’agonie »[16] .

Quand certains s’éteignent, de nouveaux pays surprennent et marquent les esprits, illustrant ce monde multipolaire qui se manifeste au cinéma. On note dans la continuité de la Korean Wave[17], cet essor de la « Cultural Economy » sud-coréenne, avec notamment Parasite (2019) ou Old Boy (2003), deux films aux multiples distinctions internationales.  

La Corée n’est pas la seule à exporter ses productions. Il est possible de mentionner Mustang (2015) ou encore Koğuştaki mucize, Miracle in Cell no. 7 (2019) pour la Turquie. Il y a aussi Drunk de Thomas Vinterberg qui rappelle dans la lignée du suédois Ingmar Bergman que la Scandinavie rayonne par des productions cinématographiques de taille. 

Le 7e art en tant qu’instrument de soft-power ne permet pas uniquement de rayonner. Il fait aussi la critique de certains modèles, témoignant d’une scène internationale multipolaire et de l’absence « d’une monoculture »[18], crainte majeure dans un monde interconnecté. 

Le cinéma, est une source de réflexion. Il permet de mettre en lumière certains conflits sociaux (La loi du marché, de Stéphane Brizé 2015 ; Dear White People de Justin Simien), l’obsolescence de certains modèles (La Plateforme de Gaztelu-Urrutia) et les dérives étatiques (Le Client, d’Asghar Farhadi, 2016 sur les dérives et pressions sociales iraniennes). Il offre au spectateur du recul et une vision autre que celle véhiculée par certains Etats. Le cinéma « éveille les consciences »[19]

La critique c’est aussi la revalorisation de certaines idéologies et il arrive que le cinéma s’éloigne d’une représentation « fidèle »  non pas pour « dire ce que les gens doivent penser » mais plutôt « ce à quoi ils doivent penser ». [20]  Dans cette hypothèse, le cinéma un outil de suggestion, voire parfois un miroir de société permettant une prise de conscience. 

Manon Videau


[1] Dawson’s Creek (Dawson nom de sortie en France), saison 3, episode 2, ≈5’10

[2] Soft Power: The means to success in World Politics

[3] https://www.vie-publique.fr/fiches/38155-quest-ce-que-le-soft-power

[4] En 2018, l’industrie du film a rapporté 96,8 milliards de dollars, Par LEXPRESS.fr avec AFP  publié le 22/03/2019 à 08:28

[5] https://classe-internationale.com/2016/11/07/hollywood-une-expression-de-la-puissance-des-etats-unis/

[6] http://rockyrama.com/super-stylo-article/rocky-une-histoire-de-lamerique

[7] Rocky IV (1985)

[8] Rocky Balboa (2006)

[9] https://www.sciencespo.fr/bibliotheque/statique/censure-cinema/etats-unis/index.html

[10] https://classe-internationale.com/2016/11/07/hollywood-une-expression-de-la-puissance-des-etats-unis/

[11] Discours, Doctrine Truman, 1947

[12] Hollywood à l’assaut de la Chine, Par Jacques Hubert-Rodier Publié le 28 août 2020 à 16:44 [en ligne] 

[13]L’hégémonie contestée des Etats-Unis, Alin GRESH, le monde diplomatique, 2006, p. 54 et 55  https://www.monde-diplomatique.fr/publications/l_atlas_geopolitique/a53336

[14] https://www.unifrance.org/actualites/15418/unifrance-publie-les-resultats-des-films-francais-a-l-international-en-2018

[15] Le cinéma, instrument du soft power des nations, Monique Dagnaud, Dans Géoéconomie 2011/3 (n° 58), pages 21 à 30 [en ligne] 

[16] 7e art, CINEMA, CINEMAS, https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwj6gtqDicvvAhVkyoUKHWeaCY4QFjAAegQIAhAD&url=https%3A%2F%2Fwww.letudiant.fr%2Fboite-a-docs%2Ftelecharger%2Fle-septieme-art-cinema-cinemas-2732&usg=AOvVaw1-tc2IRqjdQ1VEDhscUllA

[17] https://www.korea.net/AboutKorea/Culture-and-the-Arts/Hallyu

[18] Francis Balle, Les médias, Que sais-je ? p.113

[19] Fernando Solanas, pour Slate, Par Lise Fremont 

[20] McCOMBS Maxwell E., SHAW Donald L., « The agenda-setting function of the mass media », Public Opinion Quaterly, vol. XXXVI, n° 2, 1972, pp. 176-187.

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