Everything Everywhere All at Once : Triomphe d’un joyeux capharnaüm organisé

Attention : cet article contient des spoilers.
Lecture : 5 minutes

Dans la nuit du 12 au 13 mars 2023, Everything Everywhere a tout gagné : meilleur film, meilleure réalisation, meilleur scénario original, meilleure actrice pour Michelle Yeoh, meilleur acteur dans un second rôle pour Ke Huy Quan, meilleure actrice dans un second rôle pour Jamie Lee Curtis et meilleur montage. Une liste qui tient sur trois lignes et qui a de quoi irriter les adeptes du septième art. Mérité ou pas mérité ? Ce n’est malheureusement pas une question à laquelle répondra cet article.

UNE HISTOIRE DE MULTIVERS.

EEAO raconte l’histoire d’Evelyn. Evelyn est Madame Tout-le-monde. Elle est immigrée chinoise aux États-Unis, tient une laverie avec son mari, Waymond (Ke Huy Quan), et tente de préserver sa relation qui s’étiole avec sa fille lesbienne, Joy (Stephanie Hsu). Le film débute sur une situation critique : son mari souhaite demander le divorce et elle risque d’être accusée de fraude fiscale pour sa gestion désordonnée de la laverie. C’est au beau milieu de ce chaos, lors d’une réunion dans les bureaux de l’IRS (Internal Revenue Service – service des impôts et des taxes américain), que Evelyn est contactée par une version alternative de son mari venant d’un univers parallèle, appelé l’Alphavers. Il lui révèle l’existence du multivers : une multitude d’univers comportant chacun une version différente d’elle-même. Ce multivers est menacé par un trou noir créé par Jobu Tupaki, une élève d’Alpha Evelyn dont l’esprit s’est scindé après avoir dépassé ses limites lors d’un entraînement, lui permettant d’expérimenter tous les univers à la fois. 

On comprend rapidement que Jobu Tupaki est la version de Joy dans l’Alphavers et que la mission d’Evelyn, en tant qu’Élue, est de tuer Joy pour l’affaiblir. Seulement, Evelyn fait le choix de ne pas tuer sa fille, et de se battre pour elle. Elle apprend comment se déplacer d’univers en d’univers et tente de parvenir à l’omniscience pour pouvoir vaincre Jobu Tupaki avec ses propres armes. Le film va donc suivre le voyage d’Evelyn entre plusieurs univers, de maîtresse de kung-fu à chanteuse, en passant par chef cuisinière, tout en restant ancrée dans son univers actuel où elle tente de mettre en ordre ses taxes pour ne pas être arrêtée.

UN BALLET SAVAMMENT CHORÉGRAPHIÉ. 

EEAO a fait le choix de se présenter en créature de Frankenstein, intriguant patchwork de genres et d’ambiances. Ce choix se ressent dans le montage de Paul Rogers, récompensé aux Oscars, qui dépeint les moments où l’esprit d’Evelyn se scinde en la plaçant à la jonction de plusieurs univers parallèles et en faisant ressentir au spectateur une overdose d’émotions.

EEAO est un film baroque en ce qu’il se veut chargé, exubérant et dramatique. Jobu est vêtue de plaid Vivienne Westwood de la tête aux pieds, d’un costume d’Elvis blanc à strass, d’une combinaison de catcheur bleu électrique, d’un ensemble de golf rose… Elle est la personnification de l’omniscient et du ‘camp’. Le ‘camp’ est une philosophie esthétique liée à l’identité queer, qui mêle la théâtralité, l’ironie et le vulgaire. Thème du Met Gala 2019, il a été démontré qu’il ne suffit pas de le vouloir pour être ‘camp’. Pourtant, EEAO a parfaitement su mettre le doigt dessus avec Jobu/Joy, représentation d’un personnage lesbien réussie.

Le film se veut chaotique mais sans rien laisser au hasard. Chaque moment est calibré à la seconde et les réalisateurs mènent le public à la baguette, lui montrant quand rire, puis la seconde d’après, quand pleurer. Cette volonté assumée des réalisateurs peut être à l’origine d’un sentiment de lourdeur chez le spectateur qui n’aime pas qu’on lui prenne la main pour lui montrer quoi ressentir.

Ce calibrage se ressent jusque dans les scènes de combat parfaitement chorégraphiées. Dans la première scène d’action du film, Ke Huy Quan se bat contre des agents de sécurité avec un sac banane. Il le claque tantôt comme un fouet, puis saisit ses adversaires avec, à la manière d’un lasso. Il alterne les deux avec une fluidité calculée, comme un break-danceur. Michelle Yeoh, formée au kung-fu et ayant tourné aux côtés de Jackie Chan et de Jet Li, n’est pas non plus en reste. Le film intègre d’ailleurs des séquences d’anciens films ou passages sur le tapis rouge de l’actrice.

UN PÊLE-MÊLE CINÉMATOGRAPHIQUE.

Pour servir son propos, EEAO pioche dans une série de références cinématographiques pour les remanier et s’en servir comme toile de fond aux univers dans lesquels évolue Evelyn. Comme dans une sorte de buffet à volonté, il offre au public ce qu’il veut voir et ce qu’il choisit d’en retenir. Dans un univers, Evelyn est aux cuisines avec une sorte d’Alfredo Linguini contrôlé par un raton laveur appelé ‘Racacoonie’. Dans un autre, elle n’est plus qu’un simple galet, arrière-plan de 2001, L’Odyssée de l’Espace. Parfois, c’est simplement les dialogues qui sont empruntés en clin d’œil à In the Mood for Love.

À travers le choix de Wong Kar Waï, les Daniels tentent de toucher un certain héritage asiatique. Néanmoins, Wong Kar Waï ne peut pas être mis au second plan. Son cinéma reposant sur le lancinant, l’implicite et le doux-amour, les quelques apparitions de cet univers dans EEAO ne suffisent pas à capturer son essence, et la reproduction reste masquée d’un filtre purement américain.

DE L’ÉMOTION À REVENDRE.

Cependant, le bilan sur ce point n’est pas totalement négatif. Les Daniels touchent avec justesse la question du décalage de compréhension des immigrés dans un pays occidental. Ils mettent notamment en lumière la différence d’expression de la sensibilité entre parents immigrés et enfants nés en Occident qui creuse le gap générationnel, et est source d’incompréhension chez l’un et de sentiment de déracinement chez l’autre. Dans ces milieux-là, on ne déclare pas son amour car il va de soi dans la sphère familiale. Il ne faut pas surprotéger son enfant, au contraire, il faut se montrer ferme et le pousser à être la meilleure version de lui-même. La fracture de Jobu Tupaki est représentative de ce burn-out, et c’est ce qui alimente sa volonté destructrice.

Au cours de ses sauts d’univers à univers, Evelyn réalise qu’elle est en quelque sorte la “pire” version d’elle-même dans cet univers : elle n’a aucun talent, aucune passion, aucun amour torride… À travers la première couche de comédie, une volonté de toucher tout le monde au plus profond de soi ressort de ce film. Il souhaite parler à l’enfant qui a peur de ne jamais devenir quelqu’un de mémorable en grandissant. À l’adulte qui en a marre du métro, boulot, dodo, et qui souhaiterait, pour une fois, enfiler sa cape de super-héros. À celui qui a peur de ne jamais rompre le cycle et de recréer à jamais les erreurs de ses parents. En effet, après son premier saut d’univers, Evelyn réalise que, dans un autre univers où elle n’a pas épousé son mari, elle est une grande actrice brillant sous le feu des projecteurs. Elle s’empresse de le lui raconter, l’air de dire : “Tu aurais dû voir comment je m’en serais sorti sans toi”.

EEAO est une bouteille à la mer qui offre un espoir à toutes ces personnes. Même si on était la pire version de nous-même parmi tous les multiverses, la vie vaudrait tout de même la peine d’être vécue parce qu’elle resterait une collection d’expériences uniques, un nexus d’individus et de connexions amicales, une série de rires et d’heureuses coïncidences. Evelyn va, en quelque sorte, redécouvrir son amour pour sa fille, son mari, pour elle-même et pour son inspectrice des impôts. EEAO vend un message d’acceptation et de réconciliation sur un fond de fin du monde. 

Le film n’a rien inventé. Ses principaux détracteurs lui reprochent sa longueur : il met 2h20 à vous inciter au self-love là où Baloo met 2 minutes dans “Il en faut peu pour être heureux”. Cependant, à cette critique, ses adeptes répondront sûrement que EEAO ne fait rien de nouveau en soi, mais qu’il le fait certainement à sa manière. 

Par la multiplicité de ses facettes, Everything Everywhere All at Once a su toucher la corde sensible chez chaque personne l’ayant apprécié.

Ayidé DAGBA.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s