Chantal Akerman : L’expérience du temps et de la banalité

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Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles a été élue par le prestigieux magazine britannique Sight and Sound comme le plus grand film de l’histoire du cinéma. Réalisé par Chantal Akerman, il est considéré comme son chef-d’œuvre et comme une œuvre majeure du septième art. Pourtant, il faut dire que la réalisatrice belge n’est pas parmi les plus connues du grand public. Son austérité, sa radicalité et son côté expérimental en font surtout une personnalité adulée par une partie des cinéphiles friands d’un certain cinéma d’auteur même si, depuis quelques années, sa figure a intéressé d’autres personnes, notamment, pour mettre en avant des réalisatrices féminines. Sans en être farouchement opposée, Akerman ne s’est jamais réclamée du féminisme et a, au contraire, évité d’être catégorisée, comme nous le verrons en détail. Au lieu de se focaliser sur des choix binaires, elle a préféré cultiver une certaine ambiguïté aussi bien sur sa vie privée que dans ses propres films. Alors qui est Chantal Akerman?

Née en 1950 et suicidée en 2015 à Paris, elle est la réalisatrice d’une quarantaine de films. Très influencée par le cinéma de Bresson, de Godard ou de Fassbinder, elle va par la suite inspirer nombre de réalisateurs contemporains : Michael Haneke (Funny Games, Amour), Kelly Reichardt (First Cow), Gus Van Sant (Gerry) ou encore Todd Haynes (I’m Not There, Carol). Plus récemment, le film Tar de Todd Field semble, lui aussi, s’inspirer grandement de la mise en scène d’Akerman. C’est aussi et surtout un cinéma profondément marqué par la vie et l’expérience de la réalisatrice sans être forcément autobiographique: influencé par sa judéité, sa mère, sa sexualité, sa condition de femme, son expérience de cinéaste… À l’occasion de son arrivée à la première position du top 50 de Sight and Sound et de sa ressortie en salle ce mercredi, j’essaierai, dans cet article, de montrer l’intérêt à regarder ses films et à découvrir l’œuvre de Chantal Akerman. 

Je, tu, il, elle (1974)

Après plusieurs courts-métrages, « Je, tu, il, elle » est le premier long-métrage de Chantal Akerman. Difficile de présenter ce film alors que l’histoire est en réalité très simple, l’œuvre est composée de trois parties: une première où le personnage principal, Julie, déplace les meubles de sa maison, mange du sucre en poudre et écrit des lettres, une deuxième partie où elle quitte sa chambre et rencontre un routier et une troisième où elle finit par retrouver son amante avec qui elle fait l’amour. Dès le début, les thèmes et les sujets de prédilection de la réalisatrice sont déjà présents au sein de son œuvre. On retrouve le goût pour le voyage et le déplacement, la marginalité et la solitude, la sexualité, une mise en scène à la fois austère et sauvage. Film tournée en huit jours avec un budget de 300 000 francs belges, Chantal Akerman comprend que la liberté dont elle veut jouir nécessite de se placer à la marge d’un cinéma mainstream et de se contenter de moyens extrêmement modestes. La liberté est la chose à laquelle Akerman n’a cessé de rechercher, que ce soit au cours de sa vie ou dans son œuvre. Les thèmes et les caractéristiques sont posés dès le début. 

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1976)

« Jeanne Dielman » est le deuxième long-métrage de Chantal Akerman. À l’âge de 26 ans, elle s’érige comme une des plus grandes figures du cinéma contemporain. Malgré sa popularité, le film est le plus difficile et le plus radical de sa filmographie. Incarnée par l’actrice française Delphine Seyrig, Jeanne Dielman est une femme au foyer passant la majeure partie de son temps à entretenir la maison, faire les courses, préparer la cuisine… La quasi-totalité du film se résume à cela. En effet, Akerman décide de passer 3 heures, sans musique, à filmer la vie quotidienne de son héroïne privilégiant les plans fixes, dont la plupart peuvent durer 15 minutes, et sans qu’aucun élément perturbateur, aucune épreuve particulière ne vienne défier le personnage, à l’exception de la toute dernière scène du film. Bresson et Dumont passent pour des enfants de cœur comparés à elle. Mais quel intérêt d’adopter une telle mise en scène ? Derrière ce qui peut s’apparenter à un style très documentaire, Akerman fait partie de ces réalisatrices qui considèrent que le cinéma doit filmer l’invisible, transpercer la réalité concrète, qui nous a donné pour saisir ce qui est indiscernable à l’œil nu. Premièrement, ce qui saute aux yeux est l’aliénation de Jeanne Dielman, répétant mécaniquement l’ensemble des tâches à faire tous les jours. Elle n’a également quasiment aucun instant libre pour se distraire. C’est un des éléments fondamentaux du cinéma de Chantal Akerman : ses personnages sont la plupart du temps prisonniers. Dielman est prisonnière de sa condition de femme au foyer. Même avec la disparition de son époux, sa présence continue de hanter sa personne et les gestes qu’elle réalise quotidiennement. 

Les rendez-vous d’Anna (1978)

« Les rendez-vous d’Anna » a souvent été considéré comme étant l’une des fictions les plus autobiographiques d’Akerman. Réalisatrice trentenaire, faisant le tour des villes d’Europe pour présenter son dernier film, difficile de ne pas voir l’expérience de la cinéaste. Pourtant, l’important est toujours ce qui est insaisissable à l’œil nu. Elle n’est qu’une apparence qui cache l’intérêt véritable du film. “Derrière les événements insignifiants qui sont racontés à Anna […] l’ombre des grands événements collectifs, l’histoire des pays, l’histoire de l’Europe au cours de ses cinquante dernières années”. En effet, les personnages sont pour le moins absents, effacés voire carrément fantomatiques. Le poids de l’histoire imprégne les dialogues et les gestes à la fois de sa protagoniste incarnée par Aurore Clément et de ses multiples rencontres. Mais c’est surtout la question du judaïsme ou, plus précisément, de la judéité qui intéresse Akerman. Elle est constamment présente dans l’œuvre de Chantal Akerman. Jeanne Dielman, dont le message sur la condition féminine est pourtant central, n’échappe pas non plus à cette exception. Dans le cas des rendez-vous d’Anna, c’est la Shoah et les camps de concentration qui imprègnent l’histoire et les personnages. Cet événement tragique n’est évoqué à aucun moment par la réalisatrice. Akerman ne s’en tient pas aux dialogues pour évoquer son propos. En bonne bressonienne, elle évacue la psychologie le plus possible de ses personnages. Elle préfère, à la place, se fier à la gestuelle et à la présence des corps pour traiter du sujet. 

Golden Eighties (1986)

Chantal Akerman abandonne partiellement sa radicalité pour se tourner vers un cinéma plus conventionnel. À l’occasion de ce virage, elle retrouve l’actrice Delphine Seyrig pour jouer Jeanne Schwartz, une vendeuse rescapée des camps de la mort. En effet, Golden Eighties est probablement l’une des meilleures voies pour découvrir la réalisatrice belge. Le film, se déroulant dans les années 80, raconte les aléas d’employés et de clients d’un centre commercial où se côtoient amour, trahison, retrouvaille, passions et dépits. En apparence, le film reprend la forme joyeuse et colorée des comédies musicales où l’amour est proféré à tout va par les personnages, à l’image de ceux de Jacques Demy ou de Chantons sous la pluie. En vérité, Golden Eighties se permet d’évoquer des sujets plus sérieux et, notamment, l’avènement du néolibéralisme et de la société de consommation. Malgré tout, le caractère comique du film n’est pas à écarter. Bien que le style de la réalisatrice ait très souvent été austère, elle n’en a pas moins conservé un certain burlesque. Le considérant comme étant “anti-romantique”, Golden Eighties se donne pour projet de mettre tout à plat, vision typiquement juive en raison de son absence de hiérarchie,  entre le ciel et la terre. L’amour est mis au même niveau que de simples objets ou cadeaux. Toutes les choses, qu’elles soient profondes ou banales, dérisoires ou précieuses, finissent par se mélanger dans un vaste désordre musical.

La Captive (2000)

Une adaptation d’un des romans de Marcel Proust par Chantal Akerman semblait des plus évidents en raison des nombreux points communs qui existent entre les deux artistes. Adapté de La Prisonnière, La Captive narre l’histoire de Simon, un jeune bourgeois complètement obsédé par Ariane, probablement retenue captive chez lui. Possessif au plus haut point, il se demande si, lors de rendez-vous secrets, sa compagne n’entretient pas des relations intimes avec d’autres femmes. Tout au long du film, le spectateur comme le héros est confronté à une question qui alimente l’intrigue: Ariane est-elle amoureuse de Simon? La réponse n’est jamais certaine. Si le personnage incarnée par Testud semble au premier regard consentante, plusieurs éléments jettent la suspicion car le comportement de la femme est des plus mystérieux, y compris à la fin du récit. Mais bien plus que n’importe quel autre de ses films, Akerman pose une question essentielle de son cinéma : l’amour est-il possible? Dans sa filmographie, ses personnages sont solitaires et jamais attachés émotionnellement à quelqu’un en particulier. Anne multiplie les aventures et Jeanne Dielman semble surtout s’être mariée par convenance. Dans La Captive, c’est l’impossibilité de la fusion des corps qui rend toute situation amoureuse atroce. Comme dans toute relation, la personne garde une part de mystère et d’imprévisibilité car n’étant jamais totalement possédée: “C’est ça le sujet : la douleur de l’homme face à ce qui lui échappe toujours, quand il n’accepte pas le côté insaisissable de la femme qu’il aime, alors que ça peut être le meilleur ferment d’une relation amoureuse.”

Thibault Choplet

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