Il existe des films qui hantent. Qu’ils génèrent une émotion inoubliable, qu’ils contiennent une scène marquante ou encore qu’ils vous rappellent un souvenir de votre propre vie, certains films laissent une marque indélébile chez le spectateur. Aftersun, premier film de la réalisatrice Charlotte Wells, en fait partie. Ce qui aurait pu apparaître comme un « simple film indé un peu artsy » comme certains s’amusent à appeler les films à petit budget anglophones faisant le buzz, est en réalité une œuvre bouleversante, d’une impressionnante justesse, dépeignant la relation complexe d’un père et sa fille.
Décryptage de ce bijou réalisé par Charlotte Wells, qui se met à nue dans ce film en nous racontant son histoire, et ses dernières vacances avec son père.

Le film débute par un montage saccadé mêlant images issues d’un caméscope avec celles d’une boîte de nuit à la lumière stroboscopique. Rapidement le lien est fait entre la jeune fille montrée dans les images de cassette et l’adulte dans la boîte, il s’agit de Sophie, dont on va suivre les vacances avec son père, Callum.
La première complexité qui se dégage de leur relation est le jeune âge qui les sépare : elle en a 11, il en a 30, et leur dynamique est au final plus proche de celle d’un frère et d’une petite sœur que celle d’un père avec sa fille. Il s’estime trop jeune pour traîner avec des parents, elle s’estime trop mature pour se présenter à des enfants, préférant s’amuser avec de jeunes adolescents. Malgré cette relation hors-norme et l’impressionnante maturité dont fait preuve Sophie, elle reste trop jeune pour voir le mal-être de son père. Ce décalage entre ce qu’elle perçoit de son père mais ne voit pas réellement se retrouve également dans la mise en scène. Chaque instant où la carapace de Callum se brise à l’écran est montré hors-champ, parfois dans l’ombre, de dos, comme pour signifier que son mal-être est bien présent, mais invisible aux yeux de sa fille. Ce symbolisme est superbement montré lors de la scène où Sophie filme Callum et l’interroge « Quand tu avais mon âge, tu te voyais comment à 30 ans ? ». Lui, submergé par l’émotion des regrets et de la tristesse, ne souhaite pas répondre, la réalisatrice refusant de montrer son visage dans le miroir ou dans les images du caméscope.

Il est implicite que ce voyage en Turquie sera le dernier de Callum. Cela est compris au tout début, lorsqu’il apprend une technique de self-défense à sa fille, lui indiquant qu’elle devra être capable de se défendre lorsqu’il ne sera plus là. Sa décision semble toutefois prise beaucoup plus tard dans le film. Pendant les 2/3 tiers du long-métrage, il tente de se canaliser, de se relaxer par la méditation ou du tai-chi, avant d’exploser ou, comme le disait sa fille plus tôt, de couler, montré symboliquement par son bain de minuit dont on ne le voit pas revenir, absorbé par l’obscurité et les ténèbres.
Le film est marqué par une certaine pudeur, ne tombant jamais dans le pathos, grâce à ses deux acteurs, Frankie Corio interprétant Sophie, et Paul Mescal (vu dans Normal People) qui incarne le jeune père Callum. La prestation de ce dernier lui vaudra une première nomination aux Oscars on ne peut plus méritée, et dessinant un avenir radieux à celui qui s’impose comme la nouvelle étoile montante du cinéma anglophone.

C’est cette pudeur, cette retenue, qui permettront d’aboutir au climax du film, et son dernier quart déchirant. S’intercalent dans le film des passages cryptiques où Sophie, adulte, voit au sein de la boîte de nuit, son père en train de danser. Au fil de ses apparitions, elle se rapproche de lui, arrivant enfin à le toucher, à l’attraper. Commence alors une sublime scène de danse entre Sophie, enfant et adulte, et Callum, où passé et présent se confondent, l’adulte comprenant son père trop tardivement le voyant s’enfoncer dans le noir, l’enfant profitant de son père et de son dernier jour de vacances avec lui, le tout avec une réinvention de Under Pressure de Bowie par Oliver Coates.
La fin est attachée à une sorte de fatalisme, comme si tout était déjà trop tard, tout semblant écrit et prévisible, le sens du film n’apparaissant qu’à la toute fin : même si l’amour que Sophie porte à son père a traversé le temps, elle ne peut vivre qu’avec les regrets de ne pas l’avoir pleinement connu et compris, regrets illustrés par ces images filmées lors de leurs dernières vacances.
Aftersun est donc une œuvre aussi riche que bouleversante, tout simplement très belle, qu’il est nécessaire d’aller voir au cinéma.
Lucas Bouchara