Quatre coups de trompette, au loin, comme étouffés. C’est ainsi que commence la Cinquième Symphonie de Mahler. Le signe annonciateur d’une tempête, prête à s’abattre sur Lydia Tàr, cheffe d’orchestre de génie ou monstre manipulateur, pionnière dans une discipline d’hommes, adepte de leurs pratiques d’un autre temps. Seize ans après son dernier film, Todd Field, artiste protéiforme, revient avec un chef d’œuvre glacial au service de son impératrice, Cate Blanchett.

A moins d’être très calés sur le sujet, vous ne saisirez probablement pas toutes les références. Tàr est un film de mélomane avant tout, l’auscultation quasi clinique de la trajectoire de Lydia, génie de la conduction d’orchestre, tyran banal pour ses sous-fifres, tortionnaire pour les victimes de ses manipulations. Dans un film glacé, cynique et atypique, Todd Field met en scène la déliquescence post Me Too des ingrats qui se croyaient à l’abri pour toujours. Face à Lydia, Francesca, assistante revêche que la culpabilité et la rancoeur finiront par convaincre de tuer la mère. Un face à face porté par une Cate Blanchett qui irradie la pellicule et une surprenante Noémie Merlant, complice autant que victime, bourreau par nécessité.
Le réalisateur fait le choix d’une structure déconcertante, puisque le coup de tonnerre annoncé, qui plane au-dessus du personnage, n’intervient que très tardivement. L’exposition étirée jusque’à la folie permet au spectateur de se glisser peu à peu dans la peau de cette incroyable femme, dont les nuances nous apparaissent toujours plus sombres mais fascinantes. Field réussit l’exploit de faire jaillir l’émotion dans les lieux qui ne s’y prêtent pas, pour des personnages détestables et des comportements parfois simplement abjectes. Nina Hoss, merveilleuse actrice allemande, incarne la vraie lumière de ce tumulte ombrageux, et campe une compagne méprisée dont la revanche était écrite.

L’écriture est spectaculaire, à l’image de la partition de Mahler. Le réalisateur et scénariste gère son rythme à la perfection, comme une symphonie, sur près de 2h40. Il met en scène ses personnages dans une atmosphère aseptisée, un Berlin Bauhaus tout en gris pastel et brutalité. Todd Field ménage ses effets pour nous livrer quelques scènes d’une violence inouïe, souvent inattendues et proprement jouissives, les fameux fortissimo de la partition. Cate Blanchett, tour à tour martyre, bourreau et démiurge, livre une performance époustouflante de nuance. Et puis, il y a cette fin, exceptionnelle, brutale, cynique, jouissive, triste à pleurer mais étrangement drôle. La fin parfaite pour un film impressionnant de maîtrise, d’une rigueur scénaristique rarement égalée. Une tempête dans un violon, un coup de génie.
Mathias Chouvier