L’attente était énorme, à la hauteur du personnage. En seulement trois films, Damien Chazelle s’est déjà hissé au rang de très grands réalisateurs, et son nouveau projet avait de quoi exciter ses fans et tout cinéphile qui se respecte. Les bonnes nouvelles se sont d’abord accumulées : Margot Robbie, Brad Pitt, Justin Hurwitz à la musique, une fresque d’ampleur sur le cinéma hollywoodien, une première bande-annonce alléchante… 3h10 plus tard, le film laisse l’étrange impression d’avoir assisté au caprice brouillon d’un cinéaste qui livre le meilleur et le pire de son art dans un gloubiboulga ampoulé, harassant et bancal.

Babylon, c’est avant tout une bande de personnages dans un Hollywood en pleine transition. Le cinéma muet touche à sa fin, et les étoiles de l’ancien monde s’apprêtent à devenir des supernovas. Finie la débauche des soirées sans fin, la morale rigoriste fait son arrivée à Hollywood et le vulgaire ne fait plus recette. Nellie, Jack et les autres personnages qui peuplent cet univers vont à leur tour connaître la chute, que Chazelle filme avec audace et panache mais que les acteurs n’incarnent jamais totalement. Le film souffre d’un paradoxe : il contient trop de personnages sans aucun vrai personnage. La faute à une structure décousue et des scènes à n’en plus finir, de quoi oublier l’existence de certains protagonistes. La faute aussi à des storylines traitées avec désinvolture voire indolence par le réalisateur, qui signe aussi le scénario, telles que celle de Sidney ou celle de Fay Zu. La structure du film, trop long pour son propre bien, s’en retrouve nécessairement déséquilibrée, et les personnages peinent à exister sur la durée. Robbie, Pitt et les autres ne sont que des pantomimes dans l’abject théâtre hollywoodien que construit Damien Chazelle. La pièce se voudrait être une tragédie vulgaire mais les ruptures de ton ne fonctionnent presque jamais, en décalage constant avec la partition du film. Le mauvais goût en étendard, comme un doigt d’honneur grotesque et immature à Dieu sait qui, un système peut-être ? Une époque ? La vulgarité gratuite traduit presque le plus touchant de cette entreprise, cette espèce de naïveté infantile avec laquelle Chazelle se croit probablement subversif, alors même qu’elle reflète simplement son envie de trivial et la vacuité de toute cette folie, même si on y retrouve en filigrane son amour inconditionnel du cinéma.

Tout n’est pas à jeter pourtant dans Babylon. Sachons d’abord reconnaître que Damien Chazelle parvient sans mal à retranscrire l’époque et l’énergie de l’âge d’or d’Hollywood. Le cinéaste, en pleine possession de ses moyens, se permet quelques tours de force qui obligent au respect, même s’il éclaire misérablement ses acteurs. Le film se veut immersif, comme un bouillon trépidant, un torrent d’images mémorables porté par la musique exceptionnelle mais trop présente de Justin Hurwitz. De ce point de vue, le film est une réussite. Chazelle nous embarque dans un voyage hypnotique et fou furieux au cœur d’une industrie en perdition, peuplée de monstres en smoking et de drogues hallucinogènes. Les comédiens quant à eux ne déméritent pas, même si la direction d’acteurs laisse par moments à désirer et témoigne ainsi de l’amateurisme assez déconcertant qui flotte dans l’air de cette grosse baudruche qu’est Babylon. Less is better, dit l’adage. Pitt et Robbie ne l’ont sans doute jamais entendu. Nous voilà donc embarqué dans un film d’étudiant avec beaucoup, beaucoup d’argent, et la certitude que chaque séquence est nécessaire. Un gros caprice de cinéphile tellement convaincu de la puissance de ses images qu’il n’a pas cherché à les faire reposer sur une base solide. Comme ultime témoin d’un film bancal, Chazelle reprend grossièrement la fin de La La Land pour la transposer dans son nouveau film, et livre un final version cinéphile pour les nuls, ultra appuyé et sans grand intérêt, qui semble nous crier « Regardez, tout est lié ! ». Une séquence aussi inutile que didactique, qui traduit tristement la grossièreté du trait.

Babylon n’est donc pas un raté total, mais plutôt un film de tous les peut-être, qui laisse entrevoir un vrai potentiel, gâché par un manque de narration, des acteurs sans cap, une structure bancale et une heure de trop. Chazelle s’y fait l’artisan du mastodonte, du mauvais goût et de l’amour du cinéma. Ce serait presque touchant, si ça n’avait pas coûté 80 millions de dollars.
Mathias Chouvier