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Il avait reçu un accueil poli et complaisant sur la Croisette, repartant sans aucune récompense de la sélection officielle. Il a reçu les éloges plus enthousiastes de nos membres. Armageddon Time signe le retour de James Gray, génial cinéaste, trois ans après son sublime Ad Astra.

Le réalisateur américain revient de l’espace et d’un personnage adulte et presque accompli, campé par Brad Pitt, pour retourner à la genèse de son œuvre, New York, avec un jeune alter ego, Paul Graff (Banks Repeta). James Gray, comme Paul Thomas Anderson avec Licorice Pizza et Quentin Tarantino avec Once Upon a Time… in Hollyood, livre sa composition la plus intime avec un film d’enfance sur l’amitié avortée entre Paul et un jeune garçon noir, Johnny.
Geste rétrospectif plein de douceur, Armageddon Time est l’occasion pour James Gray de revenir sur l’Amérique qui entre dans l’ère Reagan et sur sa propre enfance. Paul Graff est un garçon turbulent, artiste en devenir, qui se heurte aux rêves d’élévation sociale de ses parents, juifs immigrés. Un reflet assumé de James Gray qui déroule avec grâce la toile qui sert de fond aux facéties de l’intenable et pourtant contemplatif Paul.

Comme d’habitude chez James Gray, ce sont les silences qui résonnent le plus fort et dans les interstices que se devinent les mouvements. Si le réalisateur revient à New York à l’aube des années 1980, c’est pour évoquer (et peut-être conjurer) le souvenir d’une révolution manquée, d’un geste insoumis amputé. Au rythme des interventions caustiques et pleines de tendresse de son grand-père Aaron (Anthony Hopkins, merveilleux), Paul Graff ne défend pas toujours son ami noir, ne comprend pas le poids de l’histoire juive, ne veut pas s’humilier devant ses amis de la prestigieuse Kew-Forest School, bastion de l’élite républicaine, là où la famille Trump s’est élevée, « par son seul mérite ». C’est le désenchantement inconscient d’une génération qui se joue ici, dans de minuscules gestes ou prises de parole. La séparation, inéluctable, vraiment ?, entre Paul et Johnny s’accomplit pourtant avec douceur, dans une mise en scène presque léthargique, fluide, où une main invisible fait ressentir toute son abominable puissance.

Formidable cinéma que celui de l’Amérique capable de se regarder droit dans les yeux, de dessiner les mouvements profonds de son monde. Effrayant de violence contenue à grand peine, bouleversant de douceur, merveilleux de contradiction, le dernier James Gray achève l’orbite d’une cinématographie qui avait débuté à New York dans le quartier de Little Odessa, s’était emparée de la Grosse Pomme tout entière, avant de s’enfuir vers l’Amérique centrale puis l’espace.
Il ne reste à James Gray que de dépasser son œuvre, de continuer ses voyages introspectifs et de toujours les filmer.
Timothée Wallut